troisième chapitre " Le sentier"
Rédigé par béatrice Lukomski-Joly Aucun commentaireJe marche, pieds nus. J'ai jeté mon manteau de laine dans la chênaie des verts feuillages, sous l'arbre dans lequel le gui épouse la branche, là, juste au-dessus de ma chevelure que les années ont élaborée de finesse. C'est mon troisième jour de marche.
Je marche ; je marche en été, habillé de la chaleur de juillet qui se loge dans mes vêtements blancs. Je marche vers l'Orient, car je suis l'Orient dans l'Occident ; là, où le cœur se lève ; là, où le cœur parle à l'Esprit ; là, où le cœur est une force en marche. Je traverse l'Occident pour comprendre mon Orient. L'Orient en moi. L'Orient de mon cœur, celui de l'entité solaire, du sacrifice ultime. Je n'appartiens qu'à moi. Je ne suis d'aucune obédience, car j’obéis à mon cœur. Je ne suis d'aucune loge, car je veux rester libre de trouver par moi-même. Je ne suis d'aucune religion, car je suis toutes les religions. Je ne suis d'aucune maison, car je suis ma maison. Je n'ai qu'un seul toit ; c'est la voûte étoilée au-dessus de moi. Je n'ai qu'une volonté, celle d'aller vers la vie et d'en comprendre son essence. Je n'ai qu'une demeure ; elle est mon corps qui me sert pour apprendre de la vie. Je n'ai qu'une pensée, la philanthroposophie* que je créée en moi chaque jour que je vais, pieds nus. Je marche. Je cherche l'Orient en moi. Je vais vers ma noce, ma noce chimique, de la même manière que la coupe de ma pierre philosophale en ma pierre végétale, que j'ai blessée sans la comprendre, s'est donnée à moi. Soudain, la honte me prend par ses rênes. Comment ai-je donc eu besoin du regard de cet ami bien-aimé pour comprendre ce simple caillou d'apparence ? N'avais-je pas l'aptitude à le comprendre par moi-même ? Il me faut voir, puis observer.
J'ai gardé une vilaine cicatrice sur mon orteil qui me rappelle ma relation à la pierre. Mieux ! Elle s'est modelée en ma pensée. Je ne vois plus, depuis ce jour, une pierre sur mon sentier, sans que je ne la revoie dans sa splendeur. J'ai appris d'elle, tel un maître nous enseigne sur les bancs de l'école. J'ai une immense compassion. Oh ! elle ! dure comme le fer ! tendre comme l'amour, si gracieuse à mes pas ! Aussi, me suis-je mis à l'aimer, vaste comme le cœur peut aimer, lorsqu'il a appris à adorer.
Un acte est toujours une volonté personnelle que nous avons voulu voir émerger de notre inconscience. Je ne suis déjà plus le même. Si un serpent dort, tout en veillant sur une pierre couchée, je passe mon chemin en lui disant que je l'ai vu me guetter, sa peur au ventre, sa langue prête à distiller son venin. Il n'aime pas ma lumière. Il n'aime pas que je le remarque. Il me craint. Il déteste que je le reconnaisse, et simultanément, il est rassuré dans sa grande ambiguïté. Veut-il attaquer, qu'il espère des hommes leur réveil pour que son ventre blanchisse. Ce qui l'agace profondément est que les hommes se fichent complètement de sa délivrance, aussi pique-t-il toujours davantage pour éveiller les hommes à sa nature qu'il espère voir transformer. Qui voudrait ramper sans cesse ? Personne ! pas même lui ! Sa colère est magistrale. Voulez-vous me comprendre, semble-t-il nous raconter à chaque morsure, qu'il vous faudra accepter d'être mordu cent fois, avant que je ne devienne bon, parce que vous l'aurez décidé ! Je vous ferai pleurer tous les flots de la terre pour que je puisse, un jour, relever ma colère que vous n'avez pas voulue voir. Ma liberté choisie pour être le mal fut un cataclysme d'opposition que j'en suis resté serpent. Je rampe à l'infini jusqu'à ce que les hommes me reconnaissent. Qu'ils ne me reconnaissent pas et je resterai serpent. Je deviendrai dragon. J'aurais autant de têtes que mon maître dans le mal.
Le saviez-vous ? Il est l'anti-tout que vous combattrez avec moi, la sueur au front, la transpiration coulant le long de votre dos ; celui qui nous veut semblables à la roche qui n'a pas de cœur étincelant ; la seule qui est creuse s'emplissant de la haine des uns, des autres. Oh ! Je vous dis anti-tout ! Mais que dis-je ? Faux ! Il est l'anti-Amour ; c'est cela l'anti-tout ! Là, où Amour n'est pas, meurt votre monde. Soyez prudents lorsque nous serons dans la fosse, car je n'aurais pas le temps de vous parler ni le temps de vous voir ! Je vous aime.
Le serpent déguerpit et regagne son rocher. Je marche seul. Ah ! pas vraiment, vous me suivez, curieux de savoir.
Je dois vous dire qu'en marchant seul, j'ai perdu l'organe de ma voix sur le chemin des arbres, des clochers, des vertes vallées, des plages blondes, car mon autre ami aux cheveux mordorés ne s'est pas re-manifesté depuis que j'ai heurté ce caillou. À ne pas parler, nous réfléchissons mieux que lorsque nous nous perdons dans le brouhaha de la vie. Il faut se racler la gorge pour pouvoir émettre un son quand nous nous sommes tus longtemps. Les cordes vocales inactives entament la lente descente vers l'impossibilité de les utiliser. Je marche. J'ai perdu ma voix, à force de marcher seul, sans parler à un homme. Nous ne sommes pas faits pour marcher seuls. Je rêve de parler avec quelqu'un sur mon chemin. Personne d'humain ! Seuls, mes guides ! La voix de l'Esprit. Quand verrai-je un homme, une femme, venir à moi ? Quand déciderai-je de renouer avec mes enfants pour leur révéler tout ce que j'ai vu et appris ?
Pourquoi votre silence ? Pourquoi ne me répondez-vous pas ? Vous lisez ! Je lis ce que vous lisez chaque fois que je suis en haut.
Où sont allés mes enfants qu'ils n'ont pas voulu me suivre ? Je les ai perdus de vue. J'ai perdu ma voix et j'ai trouvé ma voie. J'ai perdu mes enfants, et mes enfants m'ont trouvé dans leur vieillesse. Je suis si vieux ! Ils sont vieux. Ils n'ont pas encore pris le chemin qu'est mon sentier. Je sais qu'ils le prendront plus tard. Je sais déjà que ce sera pour leur vie prochaine quand le ciel aura vendangé leurs âmes pour qu'esprit jaillisse. Y en a-t-il un qui entrevoit ce long parcours ? Victor, à cause de la canne sculptée par ses mains altruistes. Je les aime. Je les aime tant. Ils sont mon sang. Le sang des joyaux éternels, de ceux que l'amour charpente de joie. Leur ai-je dit combien je les aime ? Oui, je l'ai dit. Ils ne l'ont pas cru, car nul n'entre dans le sein spirituel s'il n'a d'abord quitté le giron maternel et l'aura du père terrestre qui n'est pas celle de mon ami au zénith solaire.
Je me souviens qu'à ma parole et à sa volonté de dire la sagesse, les hommes se détournaient, se confortant dans l'extrême amère insouciance de l'ordinaire souterrain à force de subir et non pas d’œuvrer. Il me fallait me mettre à leur niveau. Je l'ai fait, car je ne voulais pas être seul. Je désirais être habité de solitude intérieure pour crier en pleine lumière : Je suis, et n'être plus seul. J'étais capable de me mettre au diapason de chacun, mais aucun ne le pouvait avec moi. Guère davantage mes enfants ! J'étais triste. Je me souviens que mon ami, aux cheveux bellement mordorés de la lumière solaire, me dit au départ du sentier qu'à une élévation, il fallait savoir comprendre la chute. Je fus attristé, car s'il faut voir chuter un ami ou son enfant pour s'élever vers les hauteurs de l'Esprit, j'ai une immense clémence à leur égard. Ils me manquent sans me manquer. C'est ainsi. L'Amour dans Sa présence n'a plus besoin d'exiger la présence de l'autre. C'est cela quitter sa femme, ses enfants, ses amis, pour aller vers la cime qu'offre le chemin. Je suis leur futur piédestal. Je suis la voie qui deviendra leur voix. Ils parleront, car dans mon silence, mon larynx créera leur avenir qui créera le son de ce que nous n'entendons pas encore, et qui accouchera de la vie. Je les aime ; qu'ils le sachent ; jamais qu'ils n'en doutent ! Je les aime.
Je vous aime aussi, pourtant ne vous ayant jamais rencontrés. Aujourd'hui, est notre première vrai face-à-face et je vous verrai, au futur, lire, assis dans votre lit, avant de vous endormir.
Le cœur épris de liberté, l'esprit endolori, je sens mon front perler une suée pour la civilisation que j'observe décadente. Je suis triste pour son agonie, et heureux de savoir qu'elle renaîtra, sous une forme que je ne parviens pas à imaginer, mais dont je suis certain qu'elle sera spiritualisée. Le genou à terre, mon baiser à sa glaise, le ciel a sa patrie qu'il enfante de son labeur dont je suis le futur hiérophante comme je le fus sur l'ancienne Atlantide. J'ai dû tout réapprendre. Mes pieds nus m'ont laissé entendre ses pleurs et sa joie. Ô Jupiter ! Ô Vénus ! Ô Vulcain ! Futures incarnations de ma Terre ! Je vais vers vous.
Je marche, marche, marche, le teint délavé, les bras croisés dans le dos, les pieds nus sur les cailloux, dans le roulis des eaux qu'aiment les océans. À leurs lits, j'ai laissé couler mes larmes, et les rivières les ont prises en elles, pareilles à la vasque pleine de la sève versée pour l'humanité. Et par la sève répandue, je la bois chaque jour avec allégresse.
Je suis devenu poète pour témoigner. Seuls, les poètes révèlent la vie.
Pourquoi être poète si, vous, les regardant et vous taisant, vous observez ce que serait la mort d'un cygne qui n'a eu que le vent dans ses ailes, un cri d'amour dans sa gorge, en son cœur, pour un geste, un battement puissant de l'aile que le temps voudrait briser ? Savez-vous qu'un oiseau blessé chante encore l'allégresse de ses vols effleurés dans le vent des ondes le marquant de son encre lumineuse, ayant cessé d'être opaque ? Je suis là. Avec vous, vous avec moi. Vous en mon âme, moi en la vôtre. Nous sommes bien ensemble. Dites-moi que vous vous sentez bien !
Chantre de la douleur et de la félicité dans l'Esprit qui me tiennent jusqu'à la peine des travaux renouvelés, toujours reconduits au faîte de la volonté qui me tenaille, sans flancher, je lave d'une plume la parole pour en garder, jusqu'à sa combustion, la pureté de la pensée. Je vole dans l'or céleste du monde qui me blesse quand je ne veux pas voir sa beauté au temps des amours dans l'Esprit que j'aime, jusqu'à la finitude de l'abondance en mon ciel si lumineux, que j'en parle tel d'un ciel glorieux. Que m'arrose le soleil dans ses rayons chantants et je dis le serment dans son allégeance aux hommes manquant de lumière que l'Amour châtie pourtant de son noble éclat.
C'est dans la peine rassasiée de sa liesse, le visage glorieux de douleurs, que je parle du monde et de ses affres, sans écourter la valeur des ministères inscrits à la plume du phœnix sur mon cœur pétri d'un sentiment que les hommes ont peine à accomplir : l'Amour. Pourquoi ? Aimer est plus facile que haïr bien qu'il se dit la contraire, et que le contraire affirme que haïr est plus simple !
N'êtes-vous pas de mon avis ? Je vous invite à aimer une seule journée sans une critique d'autrui, sans rancune, sans blessure impardonnée. Vous le pouvez. Je sais que vous le pouvez. J'ai confiance en vous.
Alors, tout poète que je suis, sans certitude d'écrire pour la multitude, avec la certitude de mon pouvoir d'éloquence, je me mets à errer d'heures transies que j'offre au mouvement des océans, des montagnes, des prairies, qui aiment mon ami. Je me demande, les bras toujours croisés dans le dos meurtri par la vie, que l'amour porte sans fin, si pour autres que moi, le cœur est mouvement, ou s'il est vidé de son essence.
Aimez-vous ? Cela me taraude. Pardonnez cette intrusion dans ce que vous ne pourriez pas ! Je voudrais tant que ce mot prenne vie et ne soit plus l'ombre d'une méconnaissance.
Ai-je mal que personne ne voit mon désarroi, car toujours, je m'attache au sourire pour être au lierre de ses vrilles l'incommensurable lien de la pierre à la feuille, du ciel à la terre, de la terre au ciel, dont l'oiseau ne sait se passer. Écris-je le courage d'être soi dans ce grand hymne de la vie sans détour, pourtant parfois fatigué, que je me cache souvent face au souffle qui me fait naître, chaque matin, chaque soir, parce que je ne comprends pas encore tout à fait le monde, et que son voile reste posé sur son visage. Pourquoi être poète quand la poésie n'a plus d'amis en la modernité sentencieuse qui bafoue l'élan et la vérité ?
Si je veux marquer d'un pas de petit brave la force inouïe qu'il faut pour raconter le verbe dans le Verbe, c'est de plénitude que j'éclipse la vue du petit nombre sans but, et m'offre à l’œuvre de la connaissance pour laquelle je suis le sempiternel travail d'architecture : l'ogive et l'arc-boutant, la colonne et le vitrail, l'autel et sa nef.
Je n'ai encore rien vu du cygne, soumis à la discipline la plus pure pour ne jamais le raconter d'erreurs, car à quoi servirait sa mort au rondelet du fleuve si son trépas n'était qu'une mort sans sa survivance dans le souvenir d'un acte grandiose ? Qui peut vouloir occire ce si bel oiseau ignore que c'est dans la mort qu'il vole le plus haut et peut le plus dans le plus bel horizon des hommes, car il revient chargé de ses ailes en plumes lactées, écrivant chaque vie comme l'ultime de la beauté et de la vérité incarnées !
J'ai tant marché, tant et plus, que je suis passé sans être vu, tout en écrivant en lettres de feu rougeoyantes, la fleur-mère qui me secourt de gestes épanouis. C'est ainsi. Et si au soir venant, je me couche, incliné à la lumière des brumes épaisses qui disparaissent, c'est d'enlacements au monde que je transporte le mouvement et le sentiment qui sauvent.
J'ai froid de la forfaiture des hommes. J'ai chaud dans le manteau du monde. Je marche pieds nus, et mes pieds épousent la forme de la terre pendant que ma pensée se marie au plus élevé des mondes. J'effleure l'origine que ma pensée commence à comprendre. Je pressens le grandiose, le sublime, l'ineffable, la vue, qui me paralyseront le corps sous l'impulsion mouvante et géante de l'Amour dans sa chaleur, qui n'a aucun commencement, ni aucune fin, juste parce qu'il est. Ô, nuit des Temps !
C'est alors que je devine mon futur, que je vois sur ma route se dodeliner dans l'air porteur de la force des nuages un champ de fleurs calligraphié de narcisses, de jonquilles, de boutons-d'or et de coucous. Les voyez-vous ? Je ne sais pas où marcher sans prendre le risque d'écraser leurs tiges solides que la légèreté des fleurs honore de leurs pétales aériens. Il y a toujours un espace entre les fleurs pour que l'homme puisse marcher sans écraser une seule d'entre elles. L'avez-vous remarqué ? Il n'y a qu'entre les brins d'herbe que nous ne pouvons pas marcher sans en écraser un qui, néanmoins, se relèvera. Je regarde où je pose les pieds, silencieux comme nous pouvons l'être lorsque nous voulons prendre soin d'un objet ou d'un être que nous aimons de toute notre âme. Je meurs d'envie de cueillir un narcisse se présentant à moi, ourlé de grâce, blanc comme la neige, le cœur édifié par le soleil. Je ne souhaite pas revivre ma rencontre ratée avec mon caillou, aussi lui dis-je avant de le respirer et de le cueillir :
-Bonjour fleur ! quand soudain, elle me répond d'une voix séraphique.
- Bonjour Jean Christophoros de Lebenkreutz ! Je t'ai vu venir vers moi, et je me demandais si tu allais me discerner de toutes mes consœurs dans ce pré. Elles se sont toutes posé la même question.
- Oh ! tu parles, narcisse !
- Je te parle en Esprit, Jean ! Mes sœurs savent que tu as enlacé leur vie d'un unique regard, et combien tu es émerveillé par notre majesté que nous déployons d'ondes sans cesse reflétées de l'animé pour la vie. Nous aimerions, toutes, emplir tes bras, car nous savons que tu ne laisseras pas faner une seule d'entre nous sans nous avoir aimées avant que nous ayons achevé notre destin de t'enchanter et de te parler de nos desseins. Oh ! non ! pas comme les filles-fleurs qui enchantèrent Parsifal pour mieux le perdre, et n'y sont pas parvenu, mais comme des fleurs célestes adorant notre credo !
- Vous ne deviendrez pas une pierre noire, promettez-moi ! dis-je, semblable à un enfant pur d'innocence.
- Pas, si tu nous cueilles ! Mais nous t'en prions, Jean ! ne fais pas de nouvel affront à ton charbon qui perpétue notre existence parce que nul ne nous a vues. Si nous devenions semblables à ta pierre, nous maintiendrions malgré tout l'ordre de la nature ! Nous sommes si nombreuses que les hommes ignorent que le monde porte plus de fleurs que d'hommes dans son nid. Te sentiras-tu redevable de nos vies dansantes dans l'air du temps ? Moi aussi, je suis une abnégation pour que tu vives. Comme la pierre, je me suis sacrifiée pour toi. Le monde n'est tissé que de sacrifices volontaires. Ton ami te le dira.
- Je demande pardon à ma pierre d'avoir été à nouveau, offensif. Qu'elle me blesse un autre orteil si elle le veut ! J'accepterai ma blessure dans la joie d'un karma immédiat, car je ne peux rien connaître sans avoir souffert ce que l'autre endure, qu'il soit homme, fleur, arbre, pierre, falaise, rivière, océans, et célestes volontés de la création et que c'est juste.
- Cueille-moi ! me dit-elle, impatiente d'aimer mes mains dont les doigts ne sont plus noués depuis cette présente incarnation.
Je pressens à cet instant que ma conscience se scelle à l'éternité. Je ne sais encore de quoi ; je sais seulement que c'est l'acte de la cueillir qui me le dévoilera. Pourquoi m'aurait-elle demandé de la cueillir si elle n'avait pas un fait d'importance à me divulguer ? J'approche ma main d'un silence recueilli, comme nous le faisons dans le courage de prendre en soi une communion-source qui va bouleverser une vie, la mienne.
L'homme aux cheveux mordorés apparaît assis dans mon pré. Il n'a plus les cheveux mordorés ; ils sont devenus blancs éclatants comme la dentelle de l'écume épousant le sable sous le soleil de minuit. Son visage est moins austère. Il penche toujours la tête sur son épaule lorsque me regardant, et je suis alors pénétré de son entière confiance.
- Cueille cette fleur puisqu'elle t'approuve avec cœur dans son amour enthousiaste pour ton âme ! Que je ne te trouble point, Jean ! Ne sois jamais troublé par ma présence !
- C'est que je ne m'attendais pas à te voir ! pas à cette heure du jour !
- Je sais ! Je vois quand tu es évaporé et distrait. Ce n'est pas de ta faute, Jean ! Au début du sentier, les hommes ne peuvent jamais tenir leur pensée éveillée. Ils vaquent à toutes sortes d'occupations qui les maintiennent loin de nous. Ils aiment le futile, et ce qui est futile éteint la réalité. Tout est maya sous le voile.
J'approche ma main d'un silence intérieur que je décide, et cueille la fleur blanche comme la neige, blanche comme l'écume, blanche comme les cheveux de mon ami.
Qu'entends-je à ce moment précis de la blessure de sa tige qui déverse sa sève entre mes doigts ? Une note de musique ! Un chant ! Une source jaillissante ! Mon ami me sourit, ému par l'écarquillement de mes yeux. Il aime ma stature que je relève pour mieux entendre. Mes oreilles s'ouvrent au chant de la terre. La note est brève. L'envie me saisit de renouveler l'expérience et je préviens, d'un mot délicat, les fleurs de ma volonté de les accueillir pour les entendre chanter à nouveau.
- Fais ! me répondent-elles ensemble, identiques à une bouche formant un cœur pour mieux entonner le chant de l'univers. Une flûte, une harpe, une lyre, un violon et un hautbois, laissent entendre la plus subtile des mélodies que musiciens n'ont pas encore créée. Arrivent les cuivres endimanchés pour se marier à la symphonie, et un tonitruant coup de gong applaudit la cueillette. C'est donc cela cueillir des fleurs ! Une symphonie que le Cosmos engendre ! Les nuages s'écartent. Le vent sifflote légèrement dans l'herbe des tiges coupées que le sol rend à l'homme aux cheveux mordorés, devenus blancs, pour qu'au printemps prochain, elles puissent renaître d'avril. Splendide, est leur genèse ! Goethe me l'avait dit.
Ah ! Si vous aviez connu Goethe ! Si vous aviez connu cette excellence de l'Esprit que j'ai côtoyée des heures le long de l'Ilm ! Passons !
- Bel hommage pour toi que cette musique ! dit mon ami. C'est mieux qu'un hommage, ajoute-t-il, c'est une adoration, car tu as entendu, vu et reconnu, le pouvoir de la fleur, son essence et son appartenance.
- Quelle musique céleste ! Je n'ai jamais rien entendu de semblable auparavant ! Je n'ai pas de propos pour vous la décrire ! Mais, voulé-je des mots pour la dépeindre, finalement ? Puisque j'entends ce que la fleur raconte en esprit, pourquoi utiliserais-je un vocabulaire qu'elle ignore si ses verbes ne sont que des notes de musique ?
- C'est, là, effectivement, une invraisemblance. Si un oiseau chante, vas-tu lui demander de parler ? Non ! si un chien aboie, vas-tu lui suggérer d'apprendre ton langage ? Non ! impossible ! Aussi, tu ne peux demander à la fleur de transposer ses notes de musique en mots dès lors qu'elle a souhaité te révéler son être profond, de celui qui n'est perceptible que par les personnes prenant un sentier et quel sentier ! Veux-tu t'arrêter là ?
- Uniquement pour me reposer un moment et réentendre en mon esprit cette musique divine, car se baigner dans l'eau de la création est un repos utile ! Je ne souhaite pas arrêter mon sentier. Je veux simplement me reposer pour savourer ce que je découvre, non plus me reposer pour me reposer.
- Bien ! Je te suis ! Je ne te quitte jamais, souviens-t-en !
La fleur terrestre a un tout autre visage dès que nous percevons sa grâce, et sa grâce est musique. C'est là le mystère du chant que les hommes n'entendent pas. Et ce chant est de l'Amour manifesté.
- Pourquoi existe-t-il des gens qui n'aiment pas les fleurs ? demandé-je à mon ami, car j'en connais.
Aimez-vous les fleurs ?
- Oh ! c'est une question juste. Ma seule réponse sera qu'ils ont perdu tout contact avec la nature et que la nature ne leur parle plus, car ils sont tombés si bas dans la matérialité qu'ils ne perçoivent plus l'essentiel. Ils vont, aveugles, avec des yeux larges ouverts qui ne voient plus la vie.
La voyez-vous ?
- Comment aider à leurs retrouvailles avec leur nature propre ?
- Tu ne le peux pas toi-même, Jean ! Tu n'as pas le droit de les obliger à ouvrir les yeux ? Non ! nul ne fait atteinte à la liberté individuelle ! Le faire engagerait ta chute, Jean ! Ils renaîtront aveugles pour apprendre de la gravité de leur regard dans la sagesse. Ils n'ont pas choisi de naître avec des yeux ; c'est la genèse de l'homme qui les leur a donnés. Ce qu'ils font ensuite de leurs yeux leur est personnel. C'est la seule liberté autorisée : le choix. Ils choisiront de naître non-voyants pour comprendre ce qu'ils auront délaissé dans la satire et l'irrévérence à l'univers. Ne pas voir leur sera une telle souffrance, espérant voir ce que les autres voient, qu'ils apprendront de leur infirmité. Ils ne sont pas prompts à entendre ce que tu as entendu par la grâce de ton regard. Ils peuvent dire que c'est folie, ignorant que la folie les tient par son collier. Folie possède plusieurs perles noires.
- Je pleure sur eux. Je sanglote. J'ai si mal pour leur cécité que ma douleur est aussi large que haute, longue qu'étendue.
- Pleure sur eux ! Les larmes sont une saignée blanche qui rédempte le malheur.
Je m'assieds. Je m'assieds parmi les fleurs, les narcisses, les jonquilles, les coucous, les boutons d'or, que je n'ai pas pu cueillir, faute d'avoir les bras assez grands. Ma symphonie est inachevée. Cependant, viennent des hommes qui cueilleront des fleurs pour emplir leur vase et la terre chantera sans relâche avant de se métamorphoser dans son déclin, car il ne leur appartient pas de décider où elle doit aller.
Je reprends ma route, mon bâton sculpté à la main qui me conduit davantage qu'il ne me soutient parce qu'il aime être pour moi la branche vers l'avenir. Je comprends alors que tout est amour, et que je n'en ai perçu que sa surface. Mon bâton m'aime ; j'aime mon bâton. Les fleurs m'aiment ; j'aime les fleurs. Ma pierre m'aime ; j'aime ma pierre. Mon ami m'aime ; j'aime mon ami. Je suis riche de ce que l'amour me donne et je donne à l'Amour mon amour sans rien attendre en retour. Quand pensant cela avec intensité, je pose la question soudaine qui s'impose à moi : est-ce que l'Amour se voit ? Est-il aussi audible que la musique de mes fleurs ? Oh ! qu'ai-je donc encore à marcher pour le savoir ! Il me faut user le cuir de mes pieds pour tout connaître. Je suis fatigué. Cette question m'assoupit. Je tombe sans fracas sur le sol et les fleurs tissent une couverture pour me couvrir, afin que je n'aie pas froid lorsque la nuit se lèvera. J'ai jeté mon manteau de laine dans la futaie. J'ai maintenant une couverture de fleurs. Je dors. Je dors d'une joie absolue. J'ai entendu le chant de la terre. Il fallait, pour cela, que je jette mon manteau dont je n'avais pas tondu la toison sur la brebis afin que je la tisse de mon désir ardent.
Ma fleur est devenue bleue comme l'azur, striée de rayons jaunes, le temps que je pense l'Amour. Le champ de narcisses s'est paré de la plus belle couleur garance dorée parce que mes larmes étaient de sang marié à ma source. J'ai commencé à comprendre le ciel jaune strié de rayons bleu-azur et pourquoi la robe de mon ami est de ces teintes radieuses.
J'ai pleuré des rus grâce aux épines, et les rus ont dit que ce n'était pas assez. C'est pour cela, aussi, que je suis parti marcher pieds nus. J'ai alors pleuré des rivières et les rivières ont dit que ce n'était pas assez. J'ai alors pleuré des océans et les océans ont dit : cela suffit, tu as assez pleuré ! C'est bien ! ton visage est lavé. C'est beau, car tes mains aiment. C'est bien, car ton corps est mon témoin. C'est bien, car ton âme s'éveille. Repose-toi ! Jean !
L'homme aux cheveux blancs me borde de la couverture du monde, tissée des fleurs que je n'ai pas cueillies. Je m'endors proche de son cœur qui est vaste comme l'onde, comme son ciel azuré, comme ses étoiles étincelantes, comme sa barbe fleurie de pétales, que je découvre, parce que je les lui ai offerts et qu'il les a pris pour lui. Je suis épuisé. Je m'endors le cœur léger et les yeux assainis de mes larmes. J'ai renoué avec ma voix que mon ami entend. Quand l'heure de mon réveil advient, je serai dans une roseraie d'étoiles constellée de roses bleues.
Pendant que je dors, le serpent lève sa tête, me regarde et passe son chemin. Il dit : cet homme a pleuré sur la misère du monde. Mon ventre blanchira un jour.
Voir une fleur s'épanouir l'été, à midi,
Sourire quand elle se donne d'organdi ;
Écouter sa voix, ce murmure sourd
Lors de son envol joyeux alentour,
De l'avoir reconnue en ma présence.
Libérez son âme éclose au petit matin,
Inouïe clarté du soleil tissant le satin !
Rendre à ses yeux sa vue, et clamer sa noce,
Caresser son âme vive offerte au Logos,
Tel, on aime un enfant de transparence.
Lui dire des mots veloutés, tout le jour,
Avec elle, les offrir aux belles de jours.
Dans sa lumière, humer son parfum !
L'aimer avant qu'elle n'épouse un Séraphin,
Regardez son être danser de révérences !
La prendre contre son cœur d'amertume,
Lui rendre son sacrifice dans l'écume,
Dessiner son astre en ciel bienveillant,
Percevoir sa lyre et son pipeau au vent.
Cueillir sa musique de déférence,
Reconnaître son destin pour un ciel bleu,
Sa flamme ardente pour un seul vœu,
Et lui parler d'elle pour voir son ciel
D'une simple abeille sur un arc-en-ciel.
Éperdument légère de résilience,
La voir étendre ses pétales de soie
Telles nos mains ouvertes pour un Roi,
Vers nous se tendre la chance de l'espoir.
Libérer une fleur au jardin, un soir,
Sur le chemin, avec vigoureuse patience,
L'aimer au-delà de la mesure, l'aimer
De cet amour secret parlant de son bien-aimé
Que les oiseaux honorent par tous les temps,
Les ailes entre deux mondes, en sept instants.
La voir s'unir au monde d'opalescence.
Croire en elle, voir sa joie frémissante
Quand libre, elle vole et vole finissante,
Joignant ses pétales en offrande à sa coupe
Pour les hommes sensibles dans sa chaloupe.
Créez l'avenir du monde dans sa confiance,
Devenir son esprit et célébrer son courage,
Agenouillés devant sa grâce en partage,
Puis, partir léger de son héritage en fleur
Qu'elle dépose en son vase de couleurs.
Ne cueillez que son miel d'alliance,
Pour lui dire tout l'amour d'avril après la pluie,
En l'an nouveau qui la coiffe de fruits
Et suivre son vol de pétales ailés.
Au firmament des étoiles renouvelées.
Elle était fleur, elle est esprit de vaillance.
Libérez les roses, le muguet, les mimosas,
Les myosotis, les giroflées et les lilas,
Libérez, enfin ! l'arbre en fleurs au printemps
Pour éclore l'humanité sans pleurs ardents
Et prendre en son verger sa pensée d'assistance.
Cueillez l'infini trésor du tournesol ;
Ajourez ses perles d'eau posées sur sa corolle ;
Avec sa parole, saisir son nombre d'or,
L'offrir à la bonté de son horizon d'effort,
Et s'allonger sur sa liberté, notre naissance.
- Voilà une bien belle allégorie pour nos vies, témoignent les fleurs.
- Car je peux dire que jamais je ne vous ai blessées.
- Nous t'avons vu pleurer, néanmoins, à cause de nous...
- Oh oui ! Je me souviens ! J'ai pleuré en cachette de tous.
- Nous nous souvenons.
- Vous avez vu ce qui s'est passé ! C'était dans mon jardin ! Comment pouvez-vous m'avoir vu ?
- Nous ne sommes qu'une en notre âme céleste. Ne sommes-nous pas nées de la fleur primordiale ?
- Goethe me le disait, à Weimar. Je n'ai pas douté de sa parole.
- Aussi, apprends qu'au-delà de la fleur première, nous avons conscience de tout ce qui se passe sur terre pour l'une d'entre nous. Conscience n'est pas vraiment le mot juste, c'est un vécu partagé, dirons-nous.
- Qu'avez-vous ressenti ce jour-là ? demandé-je.
- C'était l'hiver, un de ces hivers doux, que tu avais laissé tes géraniums dehors, espérant encore les voir fleurir, et priant qu'ils durent jusqu'au printemps suivant. Tu avais pressenti que le grand froid pouvait surgir. Tu as voulu rentrer tes pots en ton salon sans que tu ne puisses les porter, car des douleurs aux épaules t'accaparaient, t'empêchant de les protéger. Puis, le gel est venu une nuit, inattendu et téméraire. Tu as regretté de n'avoir pas fait l'effort de rentrer tes jardinières. Tu avais choisi entre sauver les fleurs et prendre soin de tes épaules. Ce fut ta douleur, plus grande encore que celle de ton corps endolori. Lorsque au matin, tu découvris tes géraniums épuisés d'infortune, au froid mordant qu'ils n'avaient su combattre, ils étaient éteints, la vie désertée. Tu as passé ta journée à les pleurer, regardant par ta fenêtre leurs tiges étiolées et leurs feuilles jaunies, t'accusant de négligence terrible.
- Oui, j'ai pleuré pour mes fleurs. J'ai pleuré sur ma négligence, honteux.
- Nous voyons tes yeux perler de larmes qui sourdent.
- Ils étaient d'une telle superbe qu'ils s'étalaient de l'est vers l'ouest, du nord au sud, de la terre vers le ciel. J'aurais pu les porter et je ne l'ai pas fait ! Lorsque mes larmes coulèrent, mon chat blanc vint lécher mes yeux, tendant sa patte qui, de ses coussinets, caressait mon visage comme un être humain l'aurait fait dans son empathie grandissante. Il me regardait, épousant ma misère intérieure, compatissant à ma douleur.
Pendant que jaillissent mes sanglots, le serpent me regarde et passe son chemin. Il dit à nouveau : cet homme pleure sur la misère de sa négligence. Mon ventre blanchira un jour.
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