À genoux, le teint incolore sur des yeux limpides comme la clarté d'un nuage se chargeant de pluie, les yeux fatigués, elle marchait bordée d'innocence enfantine. Pleuvait-il sur le trottoir alourdi d'un bitume gris qu'elle semblait encore ignorer si un nuage était blanc, gris, peut-être bleu, parfois rose, semblables aux tissus enfantins qu'elle chiffonnait chaque jour entre ses doigts, ses jours travaillés. Elle était à l'aube d'une vie qui peinait à se dessiner car elle était à peine sortie de l'enfance, avec dans le regard et son rire toute la lumière du désir d'être soi, rien qu'être.
Elle ? Qui était-elle ? Elle, s'appelait Marie-Catherine d'Auxonne.
Je l'ai rencontrée, un soir de pleine lune naissante à l'heure ou le ciel se teinte d'or dans des rouges flambants de soie dansante, sous un arbre en fleurs presque vermeil, un cerisier japonais au cœur du printemps que le vent, déjà, balayait d'un coin de lèvres abrité d'une branche mettant en relief ses beaux yeux que nul n'imaginait qu'on puisse les délaver dans des larmes crues de la méchanceté des femmes d'un certain âge, un peu flétries par l'âge, enviant une pareille beauté pour la clamer laide à force de jalousie. Elle était assise au bord de la rivière longeant les rives de la ville ; était-ce l'Odet ou l'Aulne ? un peu des deux ; et la ville brillait de la voir chaque fois qu'elle s'asseyait proche d'une goutte d'eau qu'on aurait dit qu'elle était la perle offerte des rocailles cristallines tissées dans une gouttière en fils dorés noirs étincelants que le courant léger de l'eau offrait à la beauté de la vie. Elle lisait, lisait un de ces livres que le temps n'aime plus voir entre les mains de la jeunesse délicate qui clame l'envie de connaître la beauté des mots. Elle avait sur sa bouche autant de mots que de verbes pour décrire la signification de tout ce qu'elle rencontrait. Je la regardais sous le cerisier japonais en fleurs, devinant un désarroi masqué par une page de son livre griffé d'une larme cassée par la brisure d'un je ne sais quoi, qui la peinait. Je regardais sa blessure mouiller son livre, son visage baissé sur un adjectif niais que je devinais lourd d'abus et d'insolence. Flic et flac, l'encre des mots se ternissait comme si un oiseau venait en plein vol de laisser chuter le peu d'eau qu'il venait de puiser dans la fontaine sise à côté du banc pour s'abreuver de l'aurore soumise à un soir craquelé, un cirrus fissuré, un océan desséché.
Des perles de cristal taillées telles un beau bijou de marque ruisselaient dans l'arbre battu par une soudaine pluie en souffrance, ne sachant plus s'il devait lever ses fleurs vers le ciel se ternissant de traits d'offrandes d'orage, ou les faner d'une volée cinglante d'un zéphyr doux devenant endiablé qui se levait. La rivière s'affolait un peu, épousant de son flux régulier mordoré la pluie qui cherchait à sortir de son lit le ruban bleu sombre filant pour inonder la ville grisée de bêtises odieuses qu'aime la connivence des gens mal intentionnés. Assise sur son banc affublé d'un vert fougère, elle ne semblait pas se rendre compte qu'il pleuvait et que son livre redevenait un parchemin fraîchement sorti de son bassin à papier rempli d'acide blanchissant. La robe fleurie collait à sa peau, son tissu transi de sanglots, qu'on ne savait plus qui l'avait trempée à ce point, la pluie ou les larmes. Elle ne bougeait pas. Elle laissait la pluie dévaler sur ses cheveux courts, sur ses joues à peine rondes, sur sa peau déjà toute cicatrisée de plaies de l'âme qui ont fait si mal, sur sa robe en soie de coton, sur ses chaussures vernies noires, confondant tout ce qui est humide, de la nature endolorie à la nature triste des créatures qui n'ont rien bâti dans le cœur échafaudé d'espoirs.
Nous étions en région Bretagne, là où les roches cisèlent les écorchures à coup de fracas de mer, les jours de colère, sur la face cachée des rochers plongeant dans l'océan, tantôt serein, tantôt épouvantablement assourdissant. Il y avait des falaises échues d'un hasard voulu où le destin dans les rares forêts qui bordaient les rameaux d'un manteau de feuillage nu n’aimaient pas être chahutés sans vous sermonner d'un doigt pointé d'une roche branlante menaçant de descendre la pente depuis des siècles. Je n'avais pas d'attrait particulier pour cette région blessante mais j'y étais arrivée, l'émotion en recul, parce que j'y avais été invitée à plusieurs reprises. Mes yeux épousaient le lointain horizon comme pour voler haut, et me rendre à la Hague que je préférais de bien des aspects romantiques que les côtes bretonnes ne m'inspiraient pas d'élan affectif. J'étais là, debout à regarder un ciel partagé par l'univers pour la grandeur des âmes en labeur, sans conviction que je devais y rester un jour de plus. J'entendais autour de moi tant de rêves vécus sur ces côtes ébaubies que je tentais souvent d'être les yeux de ceux qui l'admiraient sans en voir la beauté. Elle me semblait être la plus vaste blessure de toutes mes provinces par ces tranchants inlassables qui lacèrent de multiples traits taillés au scalpel les visages la dessinant. Était-ce pour cela que Marie-Catherine d'Auxonne pleurait sans le montrer, assise tour à tour au bord de l'Odet et de l'Aulne ?
Je m'approchais doucement comme pour ne pas effaroucher un piaf picorant quelques insectes dans l'arbre caracolant de sauts légers dans l'imaginaire des rêves. Osant un bonjour franc, cependant timide, ne sachant pas si je devais mélanger ses larmes à mes verbes d'empathie, elle leva un peu la tête, me regardant furtivement, ses paupières ne sachant pas si elles devaient s'effriter d'un mot perçu agressif quand nous sommes dans la peine : bonjour ! ou bien s'ouvrir d'une corolle au printemps bercé des couleurs de mai dans la joie de parer le monde d'ondes éthérées dans la vie exubérante de débordements éclaboussés. Elle repiqua son nez fragile dans son livre sans formes, sortit un stylo-plume et écrivit sur la page de garde un bonjour en réponse qui s'effaça aussitôt qu'il fut écrit à cause de l'eau ayant détrempé le papier qui laissait quelques fibres de coton sur la pointée émoussée de la plume or fichée dans un tube fin de bakélite sombre usé qui avait dû beaucoup servir pour se raconter.
- Que puis-je pour vous ? Tant d'eau dedans vous et autour de vous me chagrine vraiment, dis-je craintivement, ignorant si l'interpeller ainsi allait la faire fuir ou ouvrir la porte des mots qui disent les maux subis à la forge brûlante de la vie. L'Odet, l'Aulne et la pluie surgie de l'océan vous rend si diaphane que je pensais que l'eau semblait être votre amie depuis toujours. C'est comme si une ronde d'anges blancs vous paraît de leurs robes ceinturées d'un ruban transparent que je devine, en compassion à vos soucis qui ne semblent pas être des fleurs nées d'un vœu.
- Oh ! Ce serait mal-aisant que vous le dire, répondit-elle d'une voix étouffée par des sanglots entrecoupés de soupirs lourds. Chaque fois que j'écris ce mot sur ma page, la pluie l'efface d'une multitude de gouttes flottantes dans ce ciel nervuré de nuages pesants.
- Je vois ! Mal-aisant ? Je n'ai jamais entendu ce mot, mademoiselle, et cependant il y a en son intériorité une force inégalée pour dire ce qu'il contient de douceur dans la réalité de quelque chose qui vous fait souffrir et que ce mot ne veut pas trahir.
- Vous aimez ce mot ? me demanda-t-elle, en pleurant encore plus fort.
- Oui ! Il est puissant. Si vous permettez, j'en ferai usage à mon tour car un mot né au monde traduit le verbe souhaitant exprimer une autre valeur que l'âme exprime, et ce monde au langage raréfié a besoin de mots forts pour dire ce qui le blesse. Vous n'aimez pas ce mot dont vous êtes la créatrice et la sculptrice ?
Elle ne répondit pas comme plongée dans un souvenir qui la taraudait au point de lui couturer l'âme.
- Il nous faut des mots neufs, lui dis-je assurée d'un langage que j'aimais aussi renouvelé.
- Je le pense également, répondit-elle, le griffonnant à nouveau sur la cotonnade de papier engourdie. Voyez-vous, je suis artiste, dessinant, composant de la musique, écrivant parfois à mes heures malmenées par les humains ayant perdu le sens de l'amour et de la vie.
- Perdu ? dis-je étonnée. L'a-t-il seulement déjà découvert un jour ? Le sens de la vie, peut-être ! l'homme se bat pour ne jamais la perdre et la remplir de beaucoup de vide, croyant qu'ils sont des pleins, mais le sens de l'amour, je doute. Il faut beaucoup d'empathie pour être l'autre et l'empathie ne tente pas de s'arroger le droit de dire " j'aime ! " car elle aime, c'est tout ! Elle est vous en l'autre.
J'étais maintenant aussi trempée qu'elle, elle de l'Aulne, moi de l'Odet, car vouloir entendre son chagrin m'avait fait oublier que l'eau des deux rivières transformée en pluie dans sa robe nuageuse m'avait convertie en sa semblable, mouillée jusqu'à l'os, croyais-je. J'avais froid, d'un froid partagé que la pensée épouse lorsque nous sommes d'empathie abondante aux misères de l'autre. Un rayon de soleil transperça la masse nuageuse pour me rappeler que prendre sur soi le chagrin de l'autre est un bienfait que le soleil noue à son voile habillant le firmament. Elle frissonnait ; je me baignais de ce seul rayon enluminé de chaleur qui me revigorait l'esprit d'un éclat sans pareil.
- Et, si vous me disiez cette mal-aisance plutôt que de l'enfouir comme une graine qui ne germera pas dans la terre car trop noyée. Tout au plus, glissera-t-elle jusqu'à l'océan, s'accrochant peut-être à une falaise tranchante, ou à une roche polie par les siècles que la forêt de Huelgoat abonde non loin de là dans son énorme chaos construit de mains de géants !
- Oh ! ce n'est rien ! C'est juste moi qui ne comprends pas l'animosité que l'on me fait vivre dans mes différences. Je fais semblant de comprendre pour ne pas m'enliser mais, je ne voudrais pas me renier en acceptant les attaques des pierres cachant les serpents et que la fête de la musique lors des saintes Cécile émouvantes me ferait presque voir la musique comme étant un outrage, moi qui joue du piano tous les jours.
- Si je comprends bien, vous parlez de harcèlement au quotidien dans ces homophobies qui traquent l'autre pour le faire mourir, giflé de tant de craquelures insensées que celui qui afflige en est lancinant dans le matelas de haine déversée ! Pourquoi évoquer la sainte Cécile ? demandai-je étonnée.
Levant les yeux terriblement mouillés de larmes répétées au quotidien, elle acquiesça d'un hochement de tête tremblant qui ne faisait pas même trembler ses cils fixant une pierre dans le trou du diable de Huelgoat..
- Qui ose tenter d'assassiner vos différences mademoiselle ? demandai-je presque pétrifiée de découvrir encore et encore que la spécificité d'un être put être sujet à un meurtre psychologique. Qui ose ce crime ?
- C'est à mon travail ! répondit-elle, hoquetant, accablée, laissant s'échapper un spasme tremblant d'anxiété. Je ne sais plus si je dois vivre, être, exister, respirer, quel mot utiliser pour faire la réclame de leurs tissus et de leurs perles, tant la charge de cette cavalerie homophobe m'accable. Dois-je ajouter une cicatrice à mes bras vieux de mille ans pour ces indignes femmes qui me harcèlent jours après jours ? Pour se débarrasser de moi, on me dit voleuse, méprisante, orgueilleuse, suffisante. Elles tentent de provoquer la faute en m'accablant de dires mensongers. Mais ... je ne suis rien de tout ça ! Elles me font peur. Je ne dors plus. Je fais semblant de plaisanter, de rire et elles disent que c'est de l'effronterie, ne percevant pas ou se situe la frontière entre le désarroi et la mort. Je pense parfois au pire pour que mes différences entrent dans le commun du siècle, luttant cependant pour ce en quoi je crois : la bonté en l'humain qu'elles n'ont pas même en filigrane dans la profondeur absente de leurs yeux. C'est terrible la haine dans des yeux ! Et personne ne saura qu'elles en sont la cause, le chemin et la finalité. Peut-être se cotiseront-elles pour une gerbe, disant que j'étais la plus extraordinaire des vendeuses en vêtements d'enfants et en bijoux de valeur. Nul ne les pointera du doigt parce qu'elles achèveront ma vie dans une belle gerbe de fleurs de saison habillée d'un beau ruban disant : « à notre collègue tant aimée. » ! Les rubans des cimetières sont plein de mensonges. Je ne veux pas de leur banderole quand je ne serai plus. Elles seraient capables d'y inscrire la marque de leurs boutiques pour vendre sur un délit de harcèlement qui flotterait sur les rivières qui n'oseraient plus avouer leurs noms.
- Moi, je le sais à présent. Je vous vois au bord de l'Aulne sous la pluie, proche de l'ancien pont ferroviaire qui fait un pied de nez à la place du marché, au risque de prendre froid et de partir d'une pneumonie ! Qui a des yeux voit. Qui a vu cela sait que la profondeur de la peine est aussi large et profonde que la blessure de l'âme subie.
- Imaginez ! je dois jusqu'à mesurer le millimètre pour insérer un anti-vol !
- Et vos collègues ?
- Elles ont peur d'elles ; aussi ne bougent-elles pas, ayant peur d'être harcelées à ma place, mais elles voient, entendent, compatissent.
Je la pris entre mes bras vastes comme le portique d'un temple grec et me tus, laissant les larmes s'infiltrer sur le col de ma veste rouge pareille à ma colère . Le ciel ne cessait pas de rouler ses vagues échues sur terre et l'océan criait sa colère magistrale aux cœurs des mégères sans âmes qui poignardent ce qui n'est pas elles parce qu'elles ne comprennent pas que le monde est tissé d'autant de différences que de feuilles uniques sur un arbre. Je compris pourquoi il pleuvait tant sur cette terre insensible qu'elle portait en son sein si peu de forêts que se chauffer à son bois en hiver était un leurre. Je partis vers la ronde des roches de Ménéham aux formes adoucies que l'Odet et l'Aulne me semblèrent loin des aspirations des anges ayant inondé la robe et le livre aux lignes imprimées désormais devenues illisibles.
- Si vous avez besoin, dis-je, voici mon adresse. Je témoignerai de l'Odet en rébellion et de l'Aulne en infamie contre l'injuste pour que être soit votre chemin. Comptez sur moi quoi qu'il arrive, quelque soit la tournure des événements.
Elle glissa dans ma poche un petit dessin représentant un bracelet de pierres en cristal taillées qu'un cygne voguant sur l'onde agitée prit en son bec et d'une robe enfantine sur lequel il n'y avait qu'un mot écrit : malaisant pour ne pas dire assassinée.
C'est écrit à l'encre noire sur les rives brumeuses de l'Odet et de l'Aulne, de Chateaulin à Quimper.