Béatrice Lukomski-Joly


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Le verre vide

Rédigé par béatrice Lukomski-Joly Aucun commentaire

 

Un après-midi, sans que je ne m’y attende, vint un homme, mort depuis plusieurs années. Il ne vit pas que j’étais là, l’observant, car il ne m'avait pas aimé de son vivant. Un autre vint au-devant de lui. C’était un de ses fils demeuré sur terre. Celui décédé parlait à son fils et le fils n’entendait pas sa parole. Il savait juste qu’il était en face de son père. Faisait-il la sieste, le fils, pour qu'il apparut dans son sommeil à son père ? Assurément. C'est ainsi que je les vis.

Le père tendit un verre à son fils sur lequel était gravé la pyramide du Louvre. Le verre était vide et le père souhaitait que son fils le lui remplisse, non pas d’un breuvage mais d’un sentiment qui lui aurait dit qu’il pensait à lui et qui le savait vivant dans la mort. Mais le fils ne sut pas remplir le verre. Le verre resta vide. Les deux ignoraient que je les regardais car je les regardais en esprit, de ce monde que l’on dit ne pas exister et qui pourtant est bien réel. C’était si triste à voir.

Le père partit triste, emportant avec lui le verre vide que le fils n’avait pas compris qu’il lui fallait le remplir d’une eau vive. Ainsi découvrit-il, le père, d'en-haut, la valeur de son fils ne pouvant établir aucun lien avec lui.

Ainsi pleurent les défunts essayant d'établir un lien d 'amour sans y parvenir. C'est alourdir leur Kamaloka d'une force épuisante. 

Cela se passa dans la maison dans laquelle les deux avaient vécu et dont j'étais l'invitée.

Je relatai cette vue de l'Esprit et demandais à la maîtresse de maison la raison possible de la gravure sur le verre que je ne comprenais pas et qui était la seule énigme de ce que j'avais vu. La femme répondit : " Comment, vous ne le savez pas ! Ne vous l'ai-je pas dit ? Le fils travaille dans ce bâtiment."

Voir de tels évènements est d’une grande tristesse.

BL

 

La rencontre

Rédigé par béatrice Lukomski-Joly Aucun commentaire

C’était un dimanche, par une chaude journée de printemps, que nous pouvions voir se promener un homme, les mains croisées dans le dos. Il semblait attendre quelqu’un, sans attendre vraiment, car il regardait le cours de la rivière au niveau de l’écluse ouverte qui laisserait une péniche passer. Le ciel était haut tout en étant en lui, comme indivisible de sa clarté en son regard qui le reflétait aussi large que profond. Sous la lumière puissante de midi, il semblait invisible par moment, comme disparaissant à cause de trop de clarté diffusée à cette heure. Parfois, on le voyait se retourner et s’accroupir près d’une fleur à laquelle il semblait raconter son instant pour l’éphémère d’une floraison venue trop tôt, comme pour ralentir le saut qu’elle devait faire pour se faner. On le voyait se relever lentement et, sans comprendre son mouvement, nous pouvions apercevoir qu’il était déjà à scruter la coulée émergeant du déverrouillage de l’écluse, sans l’avoir vu se retourner. On le voyait encore lever un doigt comme si, sans lui, l’écluse ne pouvait laisser passer le bateau, et que son geste était le processus fondamental pour cette ouverture. Personne ne le regardait vraiment tant il était présent dans son absence physique qu’on ne pouvait que le deviner. Puis, un oiseau venait à se poser sur son épaule, un autre en sa main, et encore un à ses pieds. Il les saluait après avoir écouté leur chant pour les laisser repartir comme ils étaient venus. Des promeneurs allaient, le frôlant d’un pan de leur veste, inconscients de sa compagnie. Il semblait être âgé, les cheveux blancs, tout en arborant une jeunesse et une force puissantes.

Alors que badauds passaient à côté de lui sans le voir, trop absorbés par leurs pensées se souciant de leur quotidien davantage que de sa présence, elle le vit, lui chuchotant un bonjour d’une voix timide, puis retourna à sa contemplation sur les images que la dentelle de l’écume donnait à voir. Ils voyaient chacun les mêmes tableaux dans cette eau dansant dans leur espace réfléchi par le soleil. Longtemps, ils ne se parlèrent pas, unis tous deux au mouvement de l’eau. Un rayon de soleil vint à coiffer la chevelure et les yeux de l’homme, puis se posa de la même manière sur le regard et la chevelure de la dame. Elle le regarda, sembla le reconnaître sans se souvenir pour autant de l’endroit et du moment ou elle avait pu déjà le rencontrer. Lui, il savait ; il se souvenait mais n’en disait rien. Elle vit ses yeux semblables à l’étincelance d’un diamant. Ses yeux à elle étaient d’une profonde tranquillité qu’elle avait rarement connue, encore opaques d’une vie aussi lourde que pénétrante et, pourtant, déjà transformés par le rayonnement solaire. Ce fut le baiser du rayon à leurs âmes qui éveilla le moment de leur rencontre. Il se tourna, la regardant fixement d’un regard doux, en baissant les paupières, parfois, pour ne pas l’effrayer et dit :

- Nous nous connaissons, vous et moi.

- Je connais votre visage, répondit-elle, mais je ne me souviens pas où j’ai pu vous rencontrer.

- C’était il y a longtemps, Madame. Il doit y avoir quatorze ans écoulés depuis cette  rencontre. Je suis venu vers vous et je vous ai proposé mon aide sans que vous n’y ayez répondu. Vous souvenez-vous ?

Elle ne se souvenait pas. Quelqu’un était venu lui offrir de l’aide sans qu’elle n’ait relevé ni accepté, et pour quelle raison ?

- Non ! Vraiment ! Je ne me souviens pas, dit-elle. Je me souviens seulement de vos traits.

- Puis-je vous aider à vous souvenir ? demanda-t-il. Voyez le mouvement de l’eau, il n’est jamais semblable au précédent et pourtant il porte la mémoire de tous ses mouvements. C’est ainsi que je suis venu vers vous, comme le geste de l’eau qui a baigné mes pieds et vient d’épouser les vôtres. C’est pourquoi, je vous ai trouvée, attendant cette nouvelle heure qu’il y a longtemps, vous n’avez pas vue, tellement ancrée dans votre quotidien, ajouta-t-il, et pourtant, à cette époque, je voulais entrer en relation avec vous.

- Je crains que ce ne soit une énigme, Monsieur, car vraiment ma mémoire n’a pas enregistré votre signe.

- Puis-je vous donner quelques détails qui vous aideront ? Car je suis certain que votre souvenir est aussi présent que l’eau jaillissante en face de nous, affirma notre visiteur sur le saut de ces quatorze années réalisées.

- J’accepte quelques confidences sur ce passé oublié, dit-elle. Oh ! Ce rayon qui n’en finit pas de rendre votre vêtement transparent !

- Comme sur les pétales de cette sauge rouge de Graham devenus aussi translucides qu’un plomb anobli à l’heure ou le soleil les traverse ! poursuivit-il, le sourire complice de leur transparence. Puis, avec prudence, il ajouta : C’était en hiver, un froid et sombre jour de novembre.

- Cela ne me dit rien. Combien de jours froids et sombres en novembre, y a t-il ? Tant !

- Celui-là était particulier et n’avait pas son jumeau en automne. Souvenez-vous, enchérit-il. Vous aviez froid et pourtant vous étiez à l’abri du vent, mais pas du vent intérieur qui crée la tristesse des jours qui se voudraient ensevelis pour toujours.

Elle ne répondit pas. Elle se souvenait bien qu’il y avait eu des nuits et des jours d’une grande tristesse qui ressemblaient au froid intérieur qui ne peut se raconter à personne sans que la personne qui ne les reçoive ne s’effondre à son tour de tant de chagrin.

- Souvenez-vous ! insista-t-il. Je veux que vous vous souveniez, sinon à quoi bon que je sois là, à votre côté ? Je vous donne un autre détail ? Vous buviez une tasse de chocolat chaud pour réchauffer votre corps et aussi votre cœur en déshérence. Tant de tristesse et personne pour vous secourir. Vous souvenez-vous ? j’étais là, à vous tendre la main. Vous l’avez vue et vous n’avez pas osé la saisir, votre âme en secret qui espérait que sa mort vienne pour que tout s’achève naturellement sans que vous n’ayez décidé de la hâter. J’étais là. Je vous regardais, assis en face de vous. Nous étions à trois pas l’un de l’autre. L’eau a coulé sur vos pieds, depuis. La glace de l’hiver engendrait la pluie de l’été qui abonde en la rivière. Souvenez-vous de la neige tombant du toit, voulant vous ensevelir... presque trente ans avant ces jours. Je vous avais sauvé la vie, physiquement sauvée; et cet autre jour,  c'est la vie de la pensée que je venais sauvée.

- Quatorze ans ! Je me souviens. En effet, les jours étaient froids et sombres comme l’enfer qui veut happer la vie. Vous étiez là, et je ne vous ai pas répondu. J’ai vu en vos yeux un rayon tel un baiser à ma vie que c’est ce rayon que j’ai reconnu sans vous reconnaître. Le corps n’a pas cette transparence que nous espérons telle vous l’aviez, tel vous êtes. 

- Je ne vous ai pas dit mon prénom ; je vous ai juste tendu la main et je vous ai donné ma carte pour que vous m’appelliez, espérant que vous le feriez parce que j’étais venu pour vous. Vous deviez dire mon nom et vous n’y avez pas pensé, trop accaparée par vos jours pour lesquels j’étais venu afin que vous les traversiez avec moi, ensemble, en ce rayon qui vous aime et que j’avais reconnu à des lieux lumière de votre présence. Vous ne m'avez pas reconnu. Vous le pouviez cependant. La première fois, j'étais descendu de si haut que vous n"avez pas douté de mon nom, mais la seconde fois en mon habit physique, vous ne m'avez pas reconnu dans mon habit de ciel.

- Vos seuls mots furent : « Madame, vos yeux ! Tant de souffrance en eux ! » Oui, c’était vous. Je vous avais oublié. Pardonnez-moi ! tant d'indignité en moi à votre égard ! Oh Jean ! Ô Jean ! 

- Vous vous souvenez. C’est bien, dit-il, le regard habillé de chaleur et d’Amour que, seuls, la nature, l’animal, et l’homme, témoignent des bois entrelacés. J’étais déjà venu, il y a trente trois ans, vous secourir, et vous m’aviez reconnu ce jour, pourtant aveuglée par le soleil qui dardait sa lumière de janvier à l’invisibilité du froid de l’hiver. Ne dite ce secret à personne. Sage est ma troisième visite en votre vie. Venez !

Ainsi, l’eau baignant la nature et l’écluse près de la sauge fleurie venaient de révéler à la fontaine des destinées les âmes qui ont leurs pieds baignés. Avant de quitter la rivière et ses chaloupes, ses arbres et ses fleurs, il s’inclina devant elle, puis ensemble, ils s’inclinèrent devant l’oiseau venu sur un épi de blé, s’inclinèrent ensuite devant la Nature endimanchée, resplendissante de vie, et s’inclinèrent devant la terre et ses minéraux qui brillaient pareillement au cristal enfin advenu en leurs chemin liés pour leur éternité. Il lui tendit une rose rouge qu’elle effeuilla pour que sept pétales ornent ses cheveux, tel il l’avait souhaité quatorze ans en arrière et fait trente ans avant.

BL

écrit sur la musique de Neil H from his Album Mermaid

 

Jana M

Rédigé par béatrice Lukomski-Joly Aucun commentaire

 

( Jana M est l'histoire d'une jeune femme amie, ayant vécu la guerre civile du Liban et décédée en cette guerre à l'âge de 27 ans )

Beyrouth !

Mot rimant avec déroute, écoute, route, redoute, burn-out, doute, voûte !

Je me demande quelles rimes utiliser pour mieux te décrire Jana M. et celles qui pourraient te définir en ce Liban qui est et fut ta patrie. C’était il y a longtemps. J’ai vieilli avec ce souvenir, avec toi, sans rien comprendre, tant il y avait de questions que l’époque n’aurait pas su résoudre.

1974, une rencontre ; 1982 un départ ; 1986, la fin.

Presque dix ans pour l’histoire que je connais de toi, Jana M.

2020 ! 2020 te rapporte à mon souvenir, creusant sa faille mémorielle, parce que Beyrouth, à nouveau, souffre.

Soufflée ! Dévastée ! Défigurée ! Démembrée ! Comme toi. En vie ! comme moi.

Tu m’as liée à ta ville par ta seule présence à mes côtés, me parlant d’elle souvent, peignant ses attraits féminins, parlant rarement de ses désastres, comme si tu n’avais jamais voulu rien en dire car n’en disant rien finalement. Il m’a fallu des années, des décennies, pour comprendre, te comprendre, dénouer tes noeuds, surtout comprendre le sens de tes mots, surtout de tes non-dits. C’était toi, Jana M. Jana M.

La guerre !

J’ai souvent voulu écrire ton histoire, ou plutôt la nôtre, pour ne jamais oublier comment je te connus, comment et pourquoi nous étions devenues amies. Je ne l’ai jamais fait, car l’histoire était criblée de balles, trouant un espace de cette mémoire qui ne peut être soignée, la balle sifflant encore au travers de ma porte en ta survie. Oh non ! Pas ma porte physique ! Mais celle de la porte de l’âme ! Partie, je ne sais où, sans que tu n’expliques, mutique, comme souvent, je te vis. Tu disparus de mon horizon sans qu'aucun mal n'ai été commis, sinon le temps qui manque. J’ignorais si le tien était de retour au Liban ou si tu étais ancrée dans la vie parisienne que nous avions imaginée, élaborée, rêvée : rue Émile Zola dans le quinzième arrondissement, dernier étage, sous les toits, chambre de bonne avec kitchenette, douche et WC. C’est notre mémoire. 1974 à 1982. C’est là chez toi, pas loin du Champ de Mars. Avant cela, c’est un internat au Lycée Thibault de Champagne à Provins, un palais vieux de presque huit cents ans, devenu Lycée, lycée d'élèves huppés, de famille aisées. Moi ? J'appartenais à la population locale.  Elites sociales, politiques, artistiques,  telles étaient les élèves de ce lycée ; tu en  faisais partie. Moi ? je n'étais rien.  J'étais de ceux qui habitaient un petit village voisin et qui se rendaient dans ce lycée tous les jours en train Micheline  : Thibault de Champagne, Ah ! Thibault,  ce champenois chansonnier et conteur, toujours revenu de ses croisades pour chanter à Provins;

Je regarde un nuage statique dans l'immensité bleue. Du plus loin que je me souvienne, j’ai toujours aimé regarder le ciel, aimé lever les yeux, marcher la tête levée, écouter la parole du ciel qui n’a pas d’autres noms que celui de ciel, sinon ceux de chacun, de tout, de toi, Jana M.

Jana M !

Je connais beaucoup de noms de famille et je ne prononce pas le tien, peut-être parce qu’il est si connu que je ne m’en sers pas, habituée à ne rien dévoiler des gens connus, côtoyés, aimés, parce que c’est une forme d’humilité à laquelle je me suis toujours obligée. M. C’est bien, M. ! Une lettre appelant le verbe aimer, qui est le verbe de la majuscule, le son de son verbe, son écho, sa mesure. Elle restera Jana M. Beyrouthine. Jana comme une plainte.

- Je n’ai pas ton adresse à Beyrouth. Tu n’as jamais voulu me la donner. Lui avais-je dit. je n'ai que celle de l'internat et celle de la rue Emile Zola au pied de la tour Eiffel, presque.

- Tu comprends...  m’avais-tu répondu.

- Comprendre ? Comprendre quoi ? Non, je n’avais pas compris. Mais cela m’était égal. Je n'irai jamais à Beyrouth...

- Dis ! Tu m'y emmeneras dans ton pays splendide aux cèdres majestueux qui ont hébergé non loin les Noces de Cana ? Je veux boire du vin de ta vigne, là-bas, de ta tendre Phénicie, revoir mes pas là-bas. Avais-je répondu malgré tout. Je veux retourner à Damas... je veux... revoir Jérusalemn,  marcher avec toi en ta terre et celles autour, toutes une et une seule. Ton pays, le pays des origines. Nous ferons des miracles.

- Non ! C'est trop dangereux, comprends-tu ? Je ne peux pas te donner mon adresse. Le vin, on se le boit, ici à Paris. Quant aux miracles, j'ai ton amitié. Tu es la seule qui m'a ouvert les bras lorsque je suis arrivée en France. Tu es un miracle. Comprends ! Nous, les Arabes sommes détestés partout. Les Français ne nous aiment pas, les  Syriens nous détestent . Où est ma place ? 

- Arabe  ? Je ne te comprends pas. Tu es Libanaise. Tu n'es pas née en Arabie. J'aimerais bien connaitre des Arabes.   En mon coeur, tu es. Ta place est là. Toi, tu es chrétienne Maronite, et je suis chrétienne spiritualiste,  nous nous entendrons. 

- C'est quoi ? c'est nouveau ? Tu es bien la première personne que je rencontre en France qui ne confond pas les Arabes entre chaque Nation et connait les maronites ; me dit-elle surprise. "

 

II

1974 ! C’est cela, dis !

1974 ! Le lycée en cours d’année ! Thibault de Champagne ! C’est son nom ! Des vieilles pierres ! Des vieux murs ! Des meurtrières qui se sont tues ! Un long et lourd passé ! Des croisades ! Le royaume de France en terre d’Orient ! Une nouvelle dans la classe ! Une qu’on ne connaît pas, qu’on n’a jamais vue de nulle part, qui vient d’arriver, mais qui n’intéresse personne, car personne ne la voit et pour cause, elle est noyée dans ses cheveux, ces longs cheveux noirs ondulés jusque dessous les épaules, des cheveux posés comme deux rideaux masquant une fenêtre, opacifiant davantage des vitres déjà opaques. La terre d’Orient en France ! C’est Jana M. C’est la rose de Damas revenue dans des longs cheveux noirs ondulés, étouffant le visage, masquant les yeux, bloquant la respiration, la personne qui n’est personne, qui ne veut pas être vue ni être remarquée, rien ! La mort ! La mort sous une écharpe longue et noire comme si les longs cheveux ne suffisaient pas pour exprimer l’inexprimable que Jana M veut qu’on devine. C’est l’image qui me reste de Jana à son arrivée dans la classe au lycée Thibault de Champagne. Provins. Beyrouth. Beyrouth à la porte de la Syrie, sur le chemin de Damas, sur la route de Saint-Paul. Provins de retour de Damas, Thibault la besace pleine de chants pour sa belle ! Blanche ! Blanche de Castille ! Jana est aussi noire derrière ses cheveux étalés que Blanche devait l’être sans qu’on n’en ait jamais rien su. La cloche sonne l’interclasse. Jana se faufile à pas souples de velours dans le couloir du grand bâtiment courbe qui surplombe la ville sans lever la tête afin que personne ne l’approche ou n’en ait l’idée.

La mort a une odeur

et son parfum pourtant est celui du jasmin, de ceux qui signent l’Orient.

J'aime l'Orient.

Interclasse, puis cours d’anglais. Jana se place dans la classe, choisit une chaise au dernier cercle du double cercle qui crée une double table ronde. Je la regarde. Elle ne regarde personne. Jana écoute. Jana se tait. Jana continue de se cacher derrière ses longs cheveux qui ne quitteront que rarement la face de son visage. 1974 ! C’est l’époque des années où personne ne pense à se saluer. Nul ne pensait à présenter un nouveau. Aussi, nul ne la voit et pourtant elle est là. Je la vois. Je la regarde. Elle ne me voit pas. Fin de cours. La cloche sonne.

- Que penses-tu de la nouvelle ? me demande Yves U, notre professeur d’anglais. Sais-tu d’où elle vient ?

- Je ne vois qu’une masse sombre cachée dans un trou noir, qu’une lumière éteinte, une bougie sans flamme, ai-je répondu à Yves. Qui est-ce ? Dis-moi !

En ces temps-là encore, si souhaiter la bienvenue n’était pas de mise par simple omission, nous avions par contre signé le début des amitiés avec nos professeurs que nous tutoyions lorsque nous avions des affinités culturelles et humaines. C’était un autre temps, une autre culture, dans lesquels il y avait quelque part une guerre civile, une guerre au Liban et j’appris que Jana M venait de là, de cet enfer, de ce trou noir, de ce vide.

Cœur de la guerre ! me dit Yves, ironiquement. Elle semble inabordable, ajouta-t-il. 

- Est-elle arrivée d’hier soir ? demandai-je à Yves ? Je lui ai dit bonjour. Elle ne m'a pas répondu comme si elle ne m'avait pas entendue. Elle est semblable à une tombe sans cercueil ; un cercueil sans cadavre.

- Oui ! Elle est arrivée hier soir. Elle est interne au lycée, me répondit-il. Nous ne savons pas grand-chose, sauf qu’elle fuit les bombardements. Le proviseur nous a dit peu de choses. Les parents ont sauvé deux de leurs filles en les envoyant  ici, à Thibault. Les autres enfants sont restés à Beyrouth avec les parents. 

En fait, il ne souhaitait pas que j’en sache davantage et moi non plus d’ailleurs. Je n’ai jamais cherché à savoir, ni n’ai questionné si la personne n’évoquait rien en face de moi. Savoir simplement qu’elle fuyait la guerre me remua profondément. C’était me plonger soudainement dans le souvenir de Ti- Lienne H au Chateau Gaillard à Orléans qui avait fui la guerre du Viêtnam en 1965 et que j’avais prise sous mon bras pour lui redonner le sourire, car personne ne voulait aller au-devant de la guerre stigmatisée en les traits de l’autre. Nous avions huit ans. Je le pouvais et je ne sus jamais pourquoi cela m’était possible jusqu'à ce que je vis la lumière que j'avais déjà vu.

La guerre ? Je l’avais donc déjà rencontrée en Ti-Lienne H. Elle ne m’était donc pas inconnue quand bien même, je ne l’avais pas vécue en ma chair. Je la voyais en le corps de l’autre dans son esprit qui la relatait par les gestes autres que ceux qui ne l’ont pas vécue ne peuvent avoir. Je reconnus en Jana ces mêmes gestes, et surtout cet effroi qui ne sait plus se dire : observer furtivement sans relâche derrière des cheveux dénoués ; marcher d'un pas léger pour ne pas se faire entendre ; frôler les murs même s'ls savent que, là, ils ne craignent rien. L'habitude est ancrée dans le corps et le corps inter-agit avec le mur. Sursauter lors d'un bruit. Durcir le regard en signe de méfiance et de question. Enfoncer la tête dans les épaules. Avoir huit ou seize ans, le langage du corps est le même lorsque l'âme a assimilé la guerre. Fin de soi sur terre, peut-être ! Tout autre est un ennemi potentiel, même ailleurs, même dans des pays en non-guerre.

Déviation des logiques, la pensée est tissée de combats, de luttes, de peur, de terreur, où chaque chose et chaque regard sont des armes létales ou pouvant l'être.

Yves avait dit à Jana de me chercher, ce qui était curieux, puisque nous étions dans la même classe, classe de Philosophie-Lettres et que nous venions de quitter son cours d'anglais. Il lui avait encore dit  que je ne fréquentais  pas toujours le lycée, préférant les vieilles pierres et les champs, les fleurs et les nuages, comme si je pouvais disparaître pour toujours, d'où l'idée en sa pensée de me chercher probablement. Cela m'amusait. J'avais trouvé cette  remarque étrange : me chercher !

Il est vrai que du lycée, je ne connaissais que les cours de Lettres et de langues étrangères. Je ne me rendais aux cours de philosophie que lorsque nous parlions de Platon. Kant ne m'intéressait pas. Je m'ennuyais. Cela fait partie des énigmes de la jeunesse que nous ne comprenons que tardivement dans le cours de la vie. J'avais oublié en ciel avant de m'incarner mon bagage contenant la physique, les mathématiques, la géométrie ; aussi m'étaient-elles aussi obscures qu'une nuit sans lune.

 

Photo personnelle.

Quand nous avons eu des amis nés de la guerre, aucun autre ami ne peut rivaliser avec les forces de ces amis-là, dans leurs craintes exacerbées. J’avais eu Ti-Lienne, J’avais désormais Jana M. Ces amis-là signaient aussi les jours impromptus dans des actes en décalage avec la réalité qu'eux seuls comprennent.

 Tout est urgence. Rien n’est paix. Tout est affolement. Rien n’est silence.

C’est ce que nous découvrons jour après jour et il nous faut faire d’immenses efforts pour se hisser à la hauteur de leur drame afin de comprendre ce qui n’est pas toujours possible tant leur souffrance et leurs souvenirs sont la mémoire unique. Une forme de paranoïa s’incarne et justement les dirige sans que nous puissions les convaincre qu’il n’y a pas mal-intention.


à suivre

 

https://philippe-rochot.piwigo.com/index?/category/8-guerres_au_liban

Habitudes de poète

Rédigé par béatrice Lukomski-Joly Aucun commentaire

Toutes photos personnelles.

 

Souvent, nous nous demandons quelles étaient les habitudes d'un poète, ou écrivain dont nous aimons les livres. Nous aimerions être petite souris pour comprendre. Je me suis moi-même souvent questionnée sur les habitudes de mes auteurs préférés. La question fleurit parfois sur internet « Comment écrivez-vous ? Pourquoi écrivez-vous ? » Aussi, pour rendre un peu plus vivant cette page-auteur et ce blog vous donnant ma poésie essentiellement et maintenant mes dessins, voici ce que sont les miennes.

Tout d'abord, il y a une envie soudaine d'écrire avec une idée, une pensée qui surgit et qui ne me lâche pas tant qu'elle n'est pas couchée sur le papier ou sur l'écran de mon ordinateur. Tout dépend de ce que je suis en train de faire au moment où la pensée m'étreint.

Au "Comment écrivez-vous ?", je vous le dirai très simplement, car ce ne peut être que humble et vous comprendrez pourquoi à la fin de ce texte. Au "Pourquoi écrivez-vous ?", je réponds toujours "Me demande-t-on pourquoi je respire ? Personne ne pense-t-il que j'ai deux poumons pour ce faire ?" C'est pareil pour mon écriture, c'est une respiration permanente.

J'ai toujours, à côté de moi, un stylo, un carnet ou des feuilles de papier pour écrire une pensée émergente ; la nuit aussi. Parfois, j'écris ma pensée dans le livre que je suis en train de lire. Mes livres lus sont pleins d'annotations pensées ; ils ne seraient pas même revendables en livres d'occasion ! Ils peuvent être abîmés pour aussi avoir l'habitude de plier les couvertures afin d'avoir un appui pour écrire quand la pensée me vient et que je suis allongée, prête à m'endormir. Je suis donc environnée de livres vivants, jusque sur mon lit avec ses piles de livres amis qui ne me quittent jamais. Je ne serais jamais une adepte du PDF ! Mon lit est donc la nuit mon second bureau. 

Cependant, le plus souvent, cela s'inscrit dans mes carnets. Lorsque le poème est rédigé, j'arrache la page qui m'a servi à fixer l'idée pensée et elle part dans ma corbeille à papiers que vous retrouvez en papier recyclé... pour  votre utilisation chez vous... j'adore cette idée ! Peut-être écrivez-vous sur du papier à lettre recyclé sur lequel j'avais annoté mes pensées ! Dans les livres, cela reste ! Mes livres sont riches de notes, de traits, de surlignements, .Je ne saurais détruire un livre. Il m'arrive très souvent d'écrire dans ma main où sur mon bras si je crains de ne pas avoir le temps de trouver une feuille de papier car la pensée fuse aussi vite qu'une ondée soudaine, et je me répète les mots naissants tels une récitation pour ne pas les oublier. Je ne me dis donc – jamais - j'écris dans cinq minutes, où ce soir j'écris un poème ou un texte, car tout pulse comme le sang mettant en mouvement le cœur.

Ensuite, cela posé sur le papier, il me faut m'entourer de mes habitudes…Choisir la musique que je vais entendre, écouter, ressentir et qui sera adaptée à ce que je ressens. Je peux écouter une musique où une chanson en boucle à ce moment, car je n'entends que la pensée mue dans la mélodie. Cela est très déroutant pour ceux qui seraient  chez moi et ne comprennent pas cette affinité avec la mélodie porteuse. Mais qu'importe puisque je n'écris sans jamais recevoir une personne de l'extérieur ; sauf deux personnes à ma mémoire dans le temps. Si quelqu'un vient à entrer dans mon espace d'écriture, je me fige sans plus de capacité à bouger. Je me souviens d'un couple s'étant imposé sans qu'il n'ait été invité : "Nous venons, nous serons là le.., Pourrons-nous dormir chez toi ? Nous resterons quatre jours. " et là naît mon drame intérieur. Comment ont-ils osé s'inviter sans me l'avoir demandé et de surcroit, prendre des photos de mon intimité sans mon accord ? Cela n'est arrivé qu'une fois - réxcemment - et jamais cela ne se repoduira. 

 Si il s'agit d'une chanson, je peux soustraire sans problème les mots du texte et n'entendre que la mélodie qui me porte. Les mots ne se télescopent pas ainsi avec les miens. J'ignore cependant d'où me vient cette capacité à ne plus entendre les mots d'une chanson pour n'en conserver que la mélodie lorsque j'écris. Pour l'opéra, c'est le contraire ; les mots me portent dans le son chanté dans l'éther sans interférer cependant avec ma pensée.  Le final de Parsifal de Richard Wagner a accompagné bien des écrits spécifiques sur le thème de la spiritualité vivante. Là aussi ,cela reste une énigme pour moi. Je peux écrire dans le silence mais cela n'est pas aussi porteur, car l'univers est fait de sons : la musique des sphères. Cela est, malgré tout. Vivant dans le silence en permanence car ne le craignant pas, ni la solitude extrême, ce n'est pas le silence qui en est la raison. Cependant il me faut la solitude intérieure pour écrire ; physique c'est encore mieux. Il m'arrive de me relever la nuit, d'étendre mon bras pour attraper mon stylo et écrire une pensée qui m'a réveillée. Bien réveillée, je fais alors autre chose avant de retomber dans le sommeil qui n'entache pas l'heure de mon lever.

L'utilité de l'émotion ? L'émotion ne réside que dans la musique que j'écoute et qu'elle suscite. Les autres émotions du quotidien n’entachent jamais mon écriture, sauf dans un cas, celui où je veux exploiter l'émotion, le flux de l'âme, sur un fait vu ou un événement vécu. C'est donc décidé et non subi. Je peux vivre un événement de vie douloureux et écrire l'opposé de la douleur vécue sans aucun problème ; l'essentiel étant de rester dans la pensée qui a jailli pour me servir et par là, pour moi, de La servir. Pourquoi ? D'abord, car c'est une aptitude, et ensuite parce que l'émotion ne sert que soi-même et ne fait que de l'auto-biographie même s'il peut en résulter des textes splendides. "Demain dès l'aube" de Victor Hugo est un de ces poèmes rares splendides qui a été écrit sur une émotion : La mort de Léopoldine, sa fille. 

Il me faut donc de la sérénité et du calme, le plus possible. Et que les douleurs et les drames rangent leurs manteaux dans l'armoire des faits pour rester pure dans l'acte d'écrire. 

Le décor ? Toujours chez moi ! Je suis incapable d'écrire ailleurs, sauf pour écrire des pensées dans un carnet que j'exploite à mon retour. Je m'isole toujours pour écrire une pensée à l'extérieur, car rien ne doit me déranger pour ne pas briser l'élan par une parole qui m'est adressée. C'est comme en musique, le compositeur entend en lui et s'il ne fixe pas ce qu'il a entendu, il est incapable de rejouer le morceau ou de le répéter à l'identique. C'est pareil pour le poète puisqu'il s'agit d'une composition. Je vois le poème déroulé devant moi en esprit comme un rouleau que l'on déroule. Je n'ai qu'à retranscrire ce parchemin intérieur.

Le temps ? Rien n'est utile dans le temps. Je n'ai pas d'heure pour écrire puisque tout pulse. Si je suis en extérieur, au travail, en courses, en voiture, je perds le plus souvent mon « parchemin » d'où l'importance d'un bout de papier sur soi.

En voiture ? Très souvent, la vue d'une image de nature écrit en moi des vers interminables … mais tout sera perdu car je ne peux lâcher le volant ou arrêter la voiture là où je veux ! Et pour cause ! Sécurité d'abord ! Il y a comme cela un flot de poèmes perdus, que j'aurais été seule à « lire » intérieurement. Ou il me faut réciter en litanies les mots qui ont surgi, mais le plus souvent cela reste perdu. Mes notes ( à double sens -mots et musique- ) se sont envolées comme un oiseau parti à la hâte de son nid. Quel envol ! quel vol ! quelle liberté !

Nid ? C'est mon intérieur. Ma petite maison. Oui ! C'est bien un nid ! Vu mon amour de la solitude maîtrisée, il m'est difficile de faire rentrer chez moi. J el'ai déjà exprimé. Il me faut une absolue confiance pour accepter de laisser entrer en mon nid. Il y a des exceptions, bien sûr. Certains reviennent, d'autres ne remettrons jamais les pieds : ils sont les inquisiteurs avérés : les faux amis.  J'ai besoin de relations vraies, authentiques, d'où cette fermeture partielle chez moi, uniquement -chez moi- et cela est un droit que je protège.

Chez moi !  Mon bureau est à l'étage, donc peu le connaissent et tant mieux ; un espace à peine plus grand qu'une étole slave ! je veux dire à peine cinq mètres carrés ! il faut que je puisse rester concentrée..! Un espace comme une matrice mettant au monde mes textes tels des enfants que j'aime ; mon bureau ! mon utérine ! L'espace de mes bureaux dans mes maisons habitées a toujours habité un coin masqué inattendu pour un bureau et sans porte.  J'ai cependant fait des efforts gigantesques pour mes enfants et leurs amis. N'est-ce pas Sophie ? pour ne parler que de ma petite dernière, qui a une foule d'amis, et qui a su faire dormir dans ma petite maison jusqu'à 17 personnes la même nuit. il faut être Sophie pour savoir  recevoir confortablement 17 personnes dans un espace, petit ! Généralement je laisse la place... ou … m'« accroche » à mon bureau sans en bouger presque cramponnée au meuble qui me suit et qui me sert depuis que j'ai eu douze ans, en 1969 ! Un meuble  d'institutrice des années cinquante récupéré et qui a eu deux vies : enseigner à des élèves, pour finir sa vie en poète. Il a tout vu, tout lu, tout écrit !

Pareil pour dessiner et peindre : être chez moi et nulle part ailleurs. Cela provient aussi de mon enfance et mon adolescence où je n'avais pas le droit de vivre ailleurs que dans ma chambre dans la maison. J'ai donc appris à faire résilience pour un espace donné aussi petit soit-il, sans personne. Ma maison ou mon nid restera toujours  cet endroit de solitude non voulue et transformée en expression artistique voulue pour être. De l'inattendu, il est devenu le consenti pour être libre. Le faire avec pour ne pas vivre dans le ressentiment. J'ai donc transfomé ce drame de vie en joie à écrire et être pour être. C'est donc une condition essentielle pour écrire. De là, est né le poète, je pense !

Autres habitudes ? Des détails insignifiants ! du thé ou de la chicorée à profusion ! Un de mes chats sur les genoux, souvent. Des biscuits ! des fruits secs ! du chocolat noir !

Et … des bougies allumées pour un éclairage doux, non agressif, même le jour ! Voir une flamme danser m'est essentiel. mais, j'en ai perdu partiellement la vue.

BLJ

 

La colombe et le corbeau

Rédigé par béatrice Lukomski-Joly Aucun commentaire

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Il était une fois une colombe et un corbeau. Le corbeau avait grands biens et plusieurs niches en ses murs et la colombe n’avait qu’un arbre fleuri pour se poser. Le corbeau aimait agacer la colombe et tournait sans cesse autour de l’arbre où se reposait l’oiseau blanc. Il avait en vue de prendre l’arbre qui avait une roseraie pour amie et d’agrandir son domaine. Il pensait que la roseraie pouvait lui appartenir également. Pour ce but, il volait sans répit autour de l’arbre. La colombe ne bougeait pas. Elle n’avait que faire du corbeau qu’elle trouvait bien laid dans ses vœux et ses actes. Elle le regardait tournoyer autour de l’arbre fleuri de roses, paisible, mais ne doutant jamais qu’un coup de bec du corbeau pouvait détruire ses ailes. Le corbeau avait appelé en renfort les corbeaux de son lignage alors que la colombe était seule en ce lieu. Tous attaquaient la colombe en sa roseraie. Les corbeaux sont foison ; les colombes sont rares.

Le corbeau croassait fort et parfois imitait le roucoulement de la colombe. C’est un mimétisme que possèdent tous les corbeaux. La nature l’avait doté de ce pouvoir alors qu’elle n’avait donné à la colombe que le pouvoir de roucouler. Injustice dirons-nous, mais c’est ainsi que la nature est faite. Nous pouvions nous demander si dans cette capacité à imiter, la création n’avait pas voulu signifier qu’un oiseau noir pouvait ressembler aux hommes néfastes et par là, s’en méfier.

Le corbeau était tout juste sorti du nid et savait déjà imiter les attitudes apprises par ses pairs. La colombe ne ressemblait qu’à elle-même, unique parce que pure en son intelligence d’oiseau blanc.

Jours et nuits, il épiait l’arbre et la roseraie. Un jour, il agressa avec un de ses semblables une branche fleurie. Les griffes acérées balafrèrent le bel arbre. La branche tomba. La colombe gémit. Le corbeau revint à l’attaque. Il renversa l’abreuvoir d’eau pour que la colombe ne put plus boire ni se laver. La colombe alla à la rivière pour boire et se laver, loin de tous regards, pour que sa pureté demeure. Le corbeau ne l’ignorait pas et fut satisfait. Le corbeau vit un chien se promener dans la roseraie. Il lui donna un coup de bec, comme à son habitude, et envoya le chien dans un refuge. Il fit de même avec tout ce qui se promenait dans la roseraie, amis de la colombe. Il la  toisa et et lui dit : Le béton siérait mieux à cet endroit, je m’en fais le garant. Il dit encore : Ici vivent des gens sales et malotrus, en parlant de la colombe et du peuple des oiseaux. La colombe appela le peuple des moineaux et demanda à ce que cette infamie soit mise sur le compte de ses actes et paroles malveillants. Ce fut acté. Le corbeau ne lâcha pas prise. Il y avait un mur près de l’arbre. Il décida de le détruire à coups de becs et de griffes, et d’agrandir, ainsi, son territoire. Le mur gémissait au sol. Il fit venir un ouvrier qui se servit des pierres pour bétonner sa cour. Le corbeau put ainsi entrer chez la colombe. Et ne s’en privait pas. Nul ne le voyait.

Hors de son domaine, il avait curieusement bonne réputation car, avec ses amis sombres plumés, il embauchait corbeaux et corneilles de la campagne pour s’enrichir. Lorsqu’il croassait, il exigeait que la colombe point de bruit ne fasse, point ne se montre. Son chant lui était insupportable. Les oiseaux de la roseraie pleuraient, car il avait aussi volé une carabine dans un champ voisin et d’un coup tiré, sans que nul ne s'en aperçoive, il tua un pigeon qui volait au dessus de ses nids. Il s’attaquait inlassablement au peuple des tourterelles nouvellement arrivé qui veillait sur le lieu. Le corbeau travaillait dur à ses niches, les embellissait avec des moyens dont nul ne savait d’où ils provenaient et payait ses congénères avec des plumes noires mais, laissant croire d’une belle écriture, que la plume noire était une plume blanche cachée sous son ventre, il paradait, or chacun sait qu’aucun corbeau n’a de plumes blanches sur le ventre.

Le peuple des oiseaux nichait dans une haie de thuyas plantée près de ses alcôves ténébreuses. Ils chantaient si fort que les matins heureux louaient les rouge-gorges,  les mésanges, les moineaux, les rouge-queux, les merles, les pigeons et la colombe dans son arbre. Un jour les oiseaux tinrent conseil. Les pigeons décidèrent de salir les niches pour que le corbeau comprenne que la laideur n’est pas de l’âme pure. Plus personne ne vint voir l'oiseau noir. Il s’en alla un temps pour trouver refuge ailleurs. Son oeuvre n'était qu'une  grande faillite. A force d'acculer la colombe, il avait tout perdu. Ses mangeoires délaissées s'abîmèrent. L'une de ses niches s'écroula, preuve que l'on peut vouloir déloger une colombe, la vie vient en aide au bel oiseau affublé de tristesse.  Il décida de revenir chez lui et d’embellir à nouveau son bien, clamant au peuple des oiseaux et à la colombe qu’il avait changé et qu’il avait compris la leçon, qu’il serait désormais leur ami. Mais le corbeau reste un corbeau, sombre et envieux, inquisiteur et épiant la mort. Il redevint lui-même et décida de tuer la colombe puisque telle était sa nature. Le peuple des oiseaux pendant son absence s’était multiplié dans le jardin. Ils avaient connu la paix et dans leur sérénité construit leurs nids. Le corbeau ressortit sa carabine trouvée dans un champ. Il avait appris à la manier comme tous les corbeaux font pour se nourrir de cadavres. Voyant parfois un des leurs gémir au sol, un autre agonir avant de rendre l’âme, le conseil des oiseaux se réunit une nouvelle fois. La colombe écoutait. Les moineaux en plus grand nombre dirent : il nous faut déménager de cette haie car la haie va périr, ainsi sera juste la sentence. Le corbeau comprendra que sa laideur n’a d’égal que la mort de ses arbustes proche de ses niches.

Il nous faut nous en aller, dirent les oiseaux. La colombe approuva, tout en étant triste, car elle serait seule en son arbre, sans plus avoir d’oiseaux près d’elle si la haie venait à mourir. Le corbeau avait entendu cela et ne comprit pas leur intention. Il dit : pourquoi devraient-ils partir, je ne pourrais plus jouer avec la mort, mais je veux bien raccourcir les branches pour que la plupart quitte cette demeure que je n’aime pas, salissant la mienne. Au diable la roseraie ! Alors, il vint sur l’arbre de l'oiseau blanc, visita son jardin. La colombe le poussa dehors, lui affirmant que son arbre était sien et que nul ne la délogerait par la volonté démoniaque d’un corbeau mal- embouché.

Le jardin des oiseaux était si beau que la colombe aimait y vivre. Le jardin du corbeau était devenu un vaste plan bétonné dont la mémoire des pierres du mur abbattu racontait encore qu'elles n'étaient pas de ce lieu. Il croyait que nul n'avait compris mais beaucoup se souvenait  qu'avant d'y avoir une terrasse bétonnée, il y avait eu là un mur fait des même pierres. La vie est juste et la mémoire des uns et des autres est intacte. Nul ne lui disait  que la situation était claire. Le corbeau s'illusionnait et la colombe observait. lI aimait cela. Il trouvait beau la laideur. Deux mondes différents se côtoyaient. Le corbeau fit venir un jardinier qui élaguerait sa haie en plein hiver. La colombe comprit que là était le signe attendu du dépérissement du massif et du départ de ses amis pour une autre maison. La colombe resta chez elle. Elle regarda le jardinier tailler la haie en plein janvier. Le jardinier n’avait pas nettoyé ses outils avant d’œuvrer. Il apporta aux résineux une foule de parasites nichés en ses lames. Les oiseaux virent cela. La colombe sut que le signe attendu était là.. Elle le dit aux oiseaux qui commencèrent à déménager. Elle, occupait toujours son arbre et son jardin fleuri. Le corbeau ne sut pas, pas plus qu’il ne vit, que sa haie avait commencé à dépérir. Les branches commencèrent à roussir, symptôme d’une défaillance engagée. Bientôt le massif n’existerait plus.

La colombe était âgée. Ses pattes la portaient désormais difficilement. Elle tombait  de plus en plus souvent de sa branche, fragilisée par l'âge et les actes des oiseaux noirs. Le corbeau était jeune. Il était dans l'espérance d'avoir un jour gain de cause. La colombe, à force de le subir, commençait à sentir la défaillance de son coeur. Elle volait de moins en moins souvent. Le peuple des oiseaux continuait à chanter pour lui donner courage et la roseraie devenait de plus en plus belle pour émerveiller son regard. Le corbeau continuait de nettoyer ses niches, toujours avide, toujours utilisant ses plumes noires pour qui voulait l'aider sans plumes blanches à offrir. Il attendait que la colombe meurt d'épuisement pour, enfin, qu'elle libère ce jardin et cet arbre qu'il voulait toujours abattre. 

Si un jour vous passez près de cet Eden et que vous entendez dire que sa colombe est  décédée, pensez au corbeau qui n'aura eu de répit dans sa nature propre à détruire. 

Les oiseaux se réunirent une dernière fois voyant leur foyer rougir aux brindilles cramoisies.

« Bien ! Il nous reste encore deux à trois ans avant que cette haie ne soit disparue, et au corbeau de comprendre qu’il peut continuer à faire le mal qu’il ne lui sera pas donné de temps pour réaliser que la malveillance le le condamnera. On ne peut vouloir tout tuer de son environnement sans que la sagesse  n'oublie cet affront." La colombe décida de rester en son jardin et d’attendre le retour des oiseaux quand le corbeau serait défait, quand   sa propre mort pointera la fin de son chant.

C’est ainsi que la sagesse œuvre pour que le mal se transforme. Le corbeau pourra revenir s’apitoyer, disant qu’il a à nouveau compris la leçon, que le peuple des oiseaux n’en croira rien, la nature du corbeau n’étant pas de changer. Ainsi partira-t-il car son départ et sa misère sont écrits dans le livre du monde. Le temps est donné aux colombes paisibles et bienveillantes alors que celui des corbeaux est toujours mesuré. 

 

 

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